Profession infirmière | affronter la mort au quotidien






Par Pauline Ross - 1er avril 2014

Dans l’ensemble des professions liées au réseau de la santé, le personnel infirmier est particulièrement touché par la mort! Ce sont eux qui, quotidiennement, « accompagnent » par leurs soins les personnes mourantes. L’auteure dresse un portrait des apprentissages qu’ils doivent faire pour s’y adapter et des répercussions que cela engendre dans leur vie personnelle et professionnelle.

 
La mort est scandaleuse, car elle est absurde. L’absurdité de la mort éclate sur la vie, car il semble insensé que l’homme naisse, vive, enfante, si c’est pour mourir un jour1. La mort est irreprésentable, car elle induit l’inconnu absolu. Notre propre disparition est irreprésentable, car la mort symbolise l’étrange et un mystère profond. Nul n’en est revenu pour l’expliquer, car aucun être vivant ne l’a expérimentée. Or, c’est au cœur des connaissances que siège l’expérience. Il est donc impossible de parler de sa propre mort sans rencontrer une impasse2.
 
Notre société occidentale s’est organisée pour dissimuler la mort. On la cache, on feint son inexistence pour redonner un sens à la vie. Si bien que, malgré le fait que la finitude représente une des seules certitudes de l’existence, elle est généralement effacée des préoccupations humaines. L’individu, fort de sa bonne santé, oblitère de sa conscience sa condition vulnérable et mortelle et évolue avec le sentiment de maîtriser sa vie3. L’ingéniosité humaine semble donc s’être efforcée de contourner l’existence du Mal. Pour preuve, cette lancinante question ne manque jamais d’être adressée lorsqu’une personne qui n’est pas en âge de mourir, disparaît : « de quoi est-il mort? » avec l’idée que cette mort aurait pu être évitée si on avait pu en prévenir la cause4. Plus que la mort même, le regard que porte la société contemporaine sur le mourir se solde par une exclusion de la personne en fin de vie5.
 

Souffrance des soignants

Les infirmières sont forcées de composer avec un monde où la mort est incontournable. La mort est un événement perturbant et stressant pour le collectif infirmier. La connaissance de l’inéluctable, la répétition des décès, suscitent au fil du temps une tension permanente que les soignantes évoquent souvent6. Elles expriment une intolérance envers la souffrance d’autrui et affirment le caractère insoutenable de la mort. Devant le patient qui n’a plus d’espoir, un auteur évoquait la souffrance des soignants qui se retrouvent déchirés entre leur propre douleur et leur désir d’alléger celle du condamné5. La souffrance du mourant ne s’inscrit pas dans un objet ou dans un organe, elle se niche dans son identité, dans la profondeur de son être. Le regard du malade, souvent chargé de sens, supplie les infirmières de l’entendre, ce sens2. Mais comment donner une signification à l’absurdité de la mort?
 
S’ajoute à cette souffrance l’écho que réactive le mourant à la propre finitude des infirmières. À chaque instant, le mourant ranime la réalité du bien-portant qui est celle de sa propre mort2, 6, 7, 8. Les disparitions qui secouent le plus violemment les infirmières seraient d’ailleurs celles dont les données biographiques leur sont semblables. Ces disparitions précipitent le décès dans le registre de l’irreprésentable et de l’inacceptable. Se greffent à cette identification insupportable les nombreux transferts qui n’épargnent pas les soignants. Il n’est pas rare qu’ils assimilent aussi le sort de leurs proches dans le registre du mourir avec les réactions affectives que cela implique9.
 
Pour quelle raison cette identification est-elle si éprouvante? Parce qu’elle exalte nos terreurs de l’abandon et traduit notre insécurité d’être aimé. Elle réveille aussi le sentiment d’inachèvement de notre propre vie. On se trouve toujours trop jeune pour mourir. On aimerait toujours disposer de plus de temps pour sillonner la vie. Ces projections s’élèvent parfois à l’après-mort : celle de la dignité de notre corps mort face au jugement des autres. Si nous avons toujours vécu dans le « paraître », plus difficile il nous sera de « disparaître8 ».
 
On a tous une curiosité, voire une fascination pour la mort et pour son objet, le cadavre. Le cadavre est une métamorphose de la vie. Le Breton10 définissait le cadavre comme un objet anthropologique non identifié dans nos sociétés. La dépouille matérialise une représentation de la mort et concrétise ses contours, mais elle ne dit rien de son énigme. Si nous témoignons de cette fascination, c’est parce qu’elle nous réconforte sur le fait que nous sommes bien vivants8. La fascination s’invite surtout lorsque le choix s’offre à nous de rencontrer, d’observer ou de toucher le cadavre. Et bien souvent, cette attirance s’évanouit au profit de la répulsion lorsque l’obligation se substitue au choix. Ollivier11 relevait d’ailleurs le devoir des infirmières qui prodiguent les soins à l’après-mort : face au corps inerte, dévitalisé, desséché, elles lavent, habillent, débarrassent le défunt de ses appareillages, décorent le lit et la chambre.
 
La mort jaillit parfois sous le visage de la vie. Les infirmières se retrouvent souvent déchirées dans un contexte du soin qui ne se prête pas toujours au mourir. Nous pensons au domaine curatif dont l’atmosphère étouffe souvent la transparence du discours sur une réalité qui ne peut être nommée à cet endroit. On comprend l’ambivalence vécue de l’infirmière à la lecture d’une auteure selon qui, devant l’évolution de la maladie et l’inefficacité des traitements, les soignants glissent toujours plus vers le « ne-plus-pouvoir-guérir » et le désarmant « ne-plus-savoir-que-faire »12. Cet effort de mise à distance de la réalité ne serait-il pas le symptôme de l’épuisement de la vie dans le travail et l’évanouissement d’une réalité travestie dans le paradigme dominant de la médecine?
 
D’autres infirmières dénoncent l’insuffisance des ressources pour aborder les situations du mourir, comme le temps, la coopération et le soutien. Un penseur rappelait d’ailleurs avec justesse ces difficultés; les infirmières qui abordent le mourir sont introduites dans une manière d’être nouvelle qui s’instaure avec et malgré elles. Avec, car il faut vouloir cet accompagnement face à une culture qui les en détourne. Malgré elles, car cette démarche les laisse souvent démunies puisqu’aucune technique ne leur permet d’amorcer les étapes d’accompagnement de la finitude2.
 
La durée « idéale » du mourir serait de 21 jours. Cette durée correspondrait au temps nécessaire au mourant pour préparer son départ et dégagerait l’espace essentiel à la gestion de la situation pour les soignants. Certaines infirmières intériorisent cette durée; si bien que le malade qui met trop de temps à mourir ou celui qui est trop pressé module l’expérience vécue des infirmières. Il y a les déserteurs, ceux qui refusent de vivre, qui se délient du contrat implicite avec la société et qui ne meurent pas selon le moment convenu. Et il y a les autres, ceux qui résistent, qui alourdissent la charge de travail des infirmières et qui intensifient les émotions engagées dans la relation11.
 
Parce que la mort devient un passage partagé avec les infirmières, la relation en est souvent fortifiée et est ainsi perçue comme une forme d’intimisation. Certaines infirmières qui accompagnent le condamné qui tarde à mourir se substituent à la cellule familiale. Et la disparition du malade laisse derrière elle une relation inachevée et un deuil à vivre. Une auteure rappelait avec finesse la spécificité du soin au mourant et du paradoxe qu’elle évoque : parce que le moment du passage n’est jamais connu, le soignant tente de réinscrire le patient dans la vie à travers la relation. Ce lien doit connaître la juste intensité et le soignant doit instaurer la bonne distance pour que celle-ci ne lui soit pas fatale13.
 
On remarque toutefois que le phénomène d’accoutumance s’invite chez certaines infirmières expérimentées et pour qui, la mort reste la troisième personne12. Un auteur nuançait formidablement bien le fait de l’événement qui s’inscrit dans le mourir. L’événement n’est pas un fait comme les autres. Si tous les événements sont des faits, tous les faits ne sont pas des événements. Ce qui caractérise un événement, c’est sa rareté, son effet de surprise et sa singularité. La mort n’est pas un fait rare pour les soignants, car elle appartient souvent à leur quotidien. La mort n’a rien de surprenant puisqu’ils disposent d’un savoir leur permettant d’évaluer l’évolution d’une maladie et de se préparer à l’imminence du départ. L’habitude finirait-elle par endormir la conscience au cas singulier? La routine effacerait-elle la rareté, la singularité et l’irréductibilité de chaque décès? Ne se dessine-t-il pas ici le risque de réduire le soin à une mécanique soignante? N’oublions pas que si l’habitude peut se prendre, elle peut aussi se perdre14.
 
Si la mort n’est plus un fait rare, surprenant et singulier pour certaines infirmières chevronnées, elle le reste pour celles qui sont inexpérimentées. Les étudiants, souvent jeunes et novices dans leur activité, souffrent particulièrement dans leur accompagnement des mourants et de leur famille. Ils sont rongés par la tourmente, par la peur, par l’anxiété, par la tristesse, par les pleurs et par le sentiment de perte personnelle. Ils découvrent le choc de la condamnation, de la frustration et de l’impuissance des échecs thérapeutiques. Ils se munissent eux aussi de stratégies d’adaptation qui s’inscrivent dans la prière, les comportements d’évitement et la colère15. D’autres auteurs précisaient que les personnes jeunes et inexpérimentées souffriraient d’un questionnement récurrent sur le sens de l’existence9. Les élèves regrettaient de ne pas avoir été suffisamment formés ni accompagnés pour aborder ces situations de soins15.
 

Stratégies de défense des soignants

Derrière une assistance bienveillante, les infirmières sont agitées par des bouleversements émotionnels et cherchent toujours quelque part à esquiver le face-à-face menaçant avec le mourant7. Cette distanciation peut se travestir par la sollicitude, la compassion, l’aide, l’écoute, mais il s’agit toujours d’empêcher la détresse du mourant de s’extraire de son corps9. Il arrive aussi que les soignantes expriment leur souffrance par des comportements impulsifs ou inappropriés, par la culpabilité, par des réactions de dépression et d’exclusion9. Ruszniewski12 a d’ailleurs bien évoqué les mécanismes de défense des soignants qui abordent le mourir : le mensonge qui consiste à retarder l’angoisse et déjouer l’effet de sidération, la banalisation, qui se traduit par la polarisation sur une seule partie du sujet en souffrance, l’esquive qui permet aux soignants de se décaler de la réalité, la fausse réassurance, qui protège, qui suspend le temps et qui voile l’inéluctable, la rationalisation qui maquille la réalité par la diffusion des informations techniques, l’évitement qui ignore la présence du patient en le considérant comme un objet de soin, la dérision, qui s’immisce à la contrainte d’un échange, et la fuite en avant où l’infirmière, submergée par l’angoisse, répond laconiquement aux questions des malades. Nous comprenons les stratagèmes utilisés par les soignants au contact du mourir à la lecture des propos de Sauzet2 : la proximité de la mort voile l’avenir et notre capacité à agir, car « agir suppose l’espoir que l’action présente aura des résultats plus tard » (Sauzet, 2005, p. 18).
 
Que faire? Les infirmières ne peuvent-elles pas réapprendre quelque chose de celui qui meurt et dans le fond, réutiliser sa puissance? Baudry7 pensait justement qu’au lieu de réduire le mourant à un objet de soin qui bouscule, qui déstabilise et qui obsède, il faudrait redonner acte à sa présence. Ne nous méprenons pas. Il ne convient pas ici de convaincre le malade d’accepter sa finitude, ce qui reviendrait à entretenir le déni de la mort, mais de replacer la finitude dans la dynamique de la vie.
 
Offrir un espace de parole aux infirmières, c’est accueillir leurs angoisses, leurs incertitudes, leurs doutes, et les difficultés qui ponctuent la voie du mourir qu’elles masquent trop souvent derrière le savoir et l’espoir. Donner la parole aux soignants, c’est leur faire prendre conscience de leurs élans de fuite, de leurs mécanismes défensifs pour les admettre, les travailler et les déposer12.
 

Notes

1   KIPMAN, S. D. (1987). Le scandale le plus grand. Dans la mort à vivre. Nouvelles approches contre le silence, la souffrance, la solitude. Revue Autrement, 87 (80), 31-35.

2   SAUZET, J.-P. (2005). La personne en fin de vie. Essai philosophique sur l’accompagnement et les soins palliatifs. Paris : L’Harmattan.

3   CAZIN, B. (2005). Expérience spirituelle de la fin de vie. Revue Francophone, Psycho-Oncologie, 4, 305-307.

4   VALLIN, J. (1987). Mais de quoi est-il mort? Dans la mort à vivre. Nouvelles approches contre le silence, la souffrance, la solitude. Revue Autrement, 87 (80), 184-192.

5   ZITTOUN, R. (2007). La mort de l’autre. Une introduction à l’éthique clinique. Paris : Dunod.

6   CASTRA, M. (2004). Faire face à la mort: réguler « la bonne distance » soignants-malades en unités de soins palliatifs. Travail et Emploi, 97, 53-64.

7   BAUDRY, P. (1987). Les lettres du bout de la vie. Dans la mort à vivre. Nouvelles approches contre le silence, la souffrance, la solitude. Revue Autrement, 87, 24-31.

8   BON, M. (1994). Accompagner les personnes en fin de vie. L’Harmattan : Paris.

9   RAIMBAULT, E. (1987). Approcher le mourir. Dans la mort à vivre. Nouvelles approches contre le silence, la souffrance, la solitude. Revue Autrement, 87, (80), 77-84.

10   LE BRETON, D. (2011). Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF.

11   OLLIVIER, F. (2007). La « bonne mort » : une durée idéale pour la fin de vie en soins palliatifs? Frontières, 20(1), 34-39.

12   RUSZNIEWKI, M. (1995). Face à la maladie grave. Patients, familles, soignants. Paris: Dunod.

13   NONNIS VIGILANTE, S. (2013). Les soignants face aux politiques d’humanisation de la mort à l’hôpital. France, XIXe-XXe siècles. Dans: Shepens (2013). Les soignants et la mort. (p. 105-121). Toulouse : Éditions Érès.

14   FIAT, E. (2013). Le soignant et la mort. S’habituer à ce dont il n’y a nulle habitude. Dans Schepens, F. (2013). Les soignants et la mort. (p. 181-195). Toulouse: Éditions Érès.

15   VAN ROOYEN, D., Laing, R., & Kotzé, W. (2005). Accompaniment needs of nursing students related to the dying patient. Curationis, 31-39.
 



Infirmière diplômée depuis 2008 de la Haute École ARC située à Delémont en Suisse, Pauline Ross a exercé durant trois ans son métier dans un service de soins à domicile. Parallèlement avec son activité professionnelle, elle réalise un postgrade en santé mentale (Certificate of Advanced Studies). En 2010, elle entreprend un Master en sciences infirmières à l’université de Lausanne qu’elle termine deux ans plus tard par la soutenance de son mémoire intitulé : La spiritualité des personnes nouvellement diagnostiquées d’un cancer. Employée en qualité d’adjointe scientifique à la Haute École de Santé de Genève en Suisse, elle débute en septembre 2013, son doctorat en sciences infirmières à l’Université Laval au Canada. Elle s’intéresse aujourd’hui à l’expérience de l’infirmière qui rencontre la mort et le mourir.




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